Marc-François Bernier - Les nouveaux mercenaires de l'information


L’auteur reprend ici un texte publié dans l’édition du 22 janvier 2007 du quotidien Le Devoir.


Une des leçons qu'il faut retenir du débat confus entre accommodements raisonnables et racisme qu'a volontairement allumé l'empire Quebecor et son sondeur de prédilection Léger Marketing, c'est que les journalistes et commentateurs patentés de Quebecor se comportent de plus en plus comme des mercenaires incapables de critiquer leurs égarements.
Il faut avoir lu l'ensemble des textes consacrés aux différentes questions de ce sondage pour constater qu'à aucun moment les nombreux journalistes affiliés à Quebecor n'ont songé à remettre réellement en question la définition même du mot «racisme» que le sondeur a librement utilisée.
Il y avait pourtant beaucoup à dire tant sur les définitions retenues (on confond racisme avec inconfort, par rapport aux autres cultures notamment) que sur la répartition des réponses et la tournure générale des questions. Ces imperfections ont miné la validité de l'exercice au point que toute interprétation devenait dénuée de fondement.
Réaliser un sondage scientifique en suivant toutes les règles de l'art n'aurait pas coûté plus cher à l'empire Quebecor. Il aurait cependant créé moins de remous et réduit considérablement les retombées commerciales et médiatiques de l'exercice, car les résultats, probablement plus nuancés, auraient été moins facilement exploitables à l'écran et sur papier.
Devant le silence des nouveaux mercenaires de l'information et de l'opinion, tout dévoués à la cause de leur employeur, les critiques sont venues de l'extérieur. On a même vu des textes dans Le Journal de Montréal pour attaquer ces critiques. En somme, hors de Quebecor point de salut! Pour paraphraser un thème déjà débattu par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, les médias sont-ils les nouvelles Églises et leurs journalistes, les nouveaux curés?
Ce dernier épisode s'ajoute à bien d'autres, dont celui des fameuses analyses de l'eau des piscines publiques de l'été 2006. Déjà, les journalistes de Quebecor avaient réprimé tout esprit critique afin de ne pas nuire à l'impact médiatique et commercial de ces stratégies de marketing où l'on invente le scoop, à défaut de le découvrir au terme d'une enquête au-dessus de tout soupçon.
Suivre les mots d'ordre
Pour l'observateur des médias, ce comportement de groupe est troublant. Il faut en effet s'inquiéter quand ceux qui ont choisi de faire un métier reposant avant tout sur la liberté d'expression, et qui nous psalmodient l'évangile de la diversité de l'information, acceptent de suivre aveuglément les mots d'ordre de leur employeur. Comment est-il possible que des dizaines de gens reconnus pour leur franc-parler et se disant jaloux de leur libertéde critiquer puissent ainsi chanter à l'unisson la même partition sans interroger ceux qui manient la baguette?
Il faut par ailleurs reconnaître que les motivations des concurrents doivent aussi être remises en question quand ils critiquent les initiatives de Quebecor. D'une certaine façon, cela rend la situation encore plus inquiétante. Sommes-nous en voie de nous retrouver dans un système médiatique où chacun embrigade ses journalistes et collaborateurs afin d'attaquer et affaiblir le concurrent, imposant du même coup un esprit de clan typique des groupes idéologiques?
Une telle possibilité est à la fois incompatible avec la liberté d'expression des individus et menace gravement l'intégrité professionnelle des journalistes. Comment prendre au sérieux leurs revendications en matière de liberté de presse et de droit du public à l'information quand eux-mêmes sont en quelque sorte complices d'une forme de censure ou se complaisent dans des conflits d'intérêts systémiques?
Pour ceux qui se sont inquiétés des possibles excès de la concentration et de la convergence des médias d'information, de tels épisodes n'ont rien de rassurant, car ils démontrent le pouvoir réel que les conglomérats médiatiques ont d'influencer les débats publics en fonction de leurs intérêts corporatistes. On peut penser que l'intérêt médiatique s'impose devant le déclin du principe qui consiste à oeuvrer pour l'intérêt public.
Il faut craindre que la situation ne favorise une escalade de conflits entre mercenaires des grands groupes de presse du Québec où chaque journaliste et commentateur aurait l'obligation de suivre la «ligne du parti». De plus en plus, nous avons besoin de lieux de recherche et de débat où l'on puisse analyser, de façon critique, rigoureuse et indépendante, les pratiques médiatiques qui influent grandement sur la qualité de notre vie démocratique. Il semble que les entreprises de presse soient peu enclines à assumer cette tâche.


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Marc-François Bernier est professeur agrégé et coordonnateur du programme de journalisme à l’Université d’Ottawa. Journaliste pendant près de 20 ans, surtout en politique municipale et provinciale à Québec, l’auteur s’est impliqué dans plusieurs débats professionnels. Spécialiste de l’éthique et de la déontologie du journalisme, il détient un doctorat en science politique. Il est membre de l’équipe de recherche Pratiques novatrices en communication publique (PNCP). Il est l’auteur, notamment, de Éthique et déontologie du journalisme et, de L’ombudsman de Radio-Canada: Protecteur du public ou des journalistes? Corédacteur du Guide de déontologie de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, il œuvre également comme expert devant les tribunaux civils dans des litiges mettant en cause les pratiques journalistiques. Il est membre de la Commission canadienne pour l’UNESCO (Culture, communication et information).

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