Jici Lauzon - Télévision et démocratie: la vitesse tue!


Selon Influence Communication, une entreprise qui calcule le poids médiatique des nouvelles dans les médias québécois, 85% des nouvelles disparaissent au cours des 24 premières heures. De plus, comme à peu près 80% du contenu des émissions du matin proviennent des quotidiens, «on peut facilement croire que l’ensemble des médias rapporte systématiquement les mêmes nouvelles sous le même angle», de dire le président de la firme, Jean-François Dumas. Une des conclusions de cet observateur des médias est que «nous sommes plus informés que jamais, mais avec beaucoup moins de profondeur».[1] Même le web ne garantirait pas la diversité de l’information puisqu’on aurait surtout tendance à visiter les sites des médias traditionnels.

Je suis resté accroché sur un livre de Neil Postman intitulé Se distraire à en mourir (1987). Un livre assez critique à l’endroit de la télévision et de nos habitudes d’écoute. Selon cet auteur, la politique, l’éducation, la religion, le journalisme et, au bout du compte, la démocratie, tout cela serait devenu une affaire de showbizness grâce à la télévision. N’est-ce pas ce qu’admet Stéphane Dion lorsqu’il se dit coupable de ne pas avoir fait assez d’émissions de variétés pour qu’on vote pour son parti? La télévision est experte pour amuser le monde. Comme humoriste, je n’ai bien évidemment jamais rien eu contre cela pendant une bonne dizaine d’années. Mais j’avoue qu’aujourd’hui, plus mûr et plus sage peut-être, je trouve cette situation pour le moins troublante. Surtout si on admet que la plupart des gens prennent leurs nouvelles et s’informent de l’état du monde via la télévision.

La télé tient tellement à ce qu’on la regarde et l’écoute qu’elle en devient suspecte. Restez-là, ne manquez pas, revenez-nous, soyez-y, c’est un rendez-vous, dans quelques instants, ne bougez pas… Quand vient finalement le message de ParticipAction, comment pourrais-je y croire? La télé vous veut assis dans le salon et non pas debout à vous battre pour faire valoir vos idées. En moyenne, elle réussit cet exploit chez plusieurs d’entre nous une vingtaine d’heures par semaine.

Pour faire une histoire courte

Et ceux qui font la télé ont si peur de nous perdre qu’ils ont accéléré le rythme du débit de paroles, d’images, de sons et de messages. Pour ne pas se faire zapper on parle vite, on change d’angle de vision aux cinq secondes, on abolit les temps morts. Ouvrez grand les yeux et les oreilles, la télé est un manège très excitant! On peut attribuer aux publicités une part de responsabilité dans cette accélération. Alors qu’elles étaient d’une durée moyenne d’une minute dans les années 1960, elles sont passées à 30, 15, 10, 5 et même une seconde dans certains pays européens aujourd’hui. Les acteurs, les animateurs et leurs chroniqueurs, tous doivent donc en dire de plus en plus, en de moins en moins de temps. J’entends souvent en entrevue l’animateur dire en quelques secondes s’il-vous-plaît, brièvement s’il-vous-plaît… Les nouvelles sont même pré-zappées. La dépêche n’a jamais si bien porté son nom!

On assiste aussi selon moi à un rétrécissement du temps consacré au discours public. Le temps alloué aux sujets d’importance est minime comparé aux heures investies dans le divertissement. Et la longueur des phrases de nos politiciens en fournit un exemple. Une étude lexicométrique nous apprend que René Lévesque employait en moyenne 33,4 mots par phrase. Bernard Landry 25,6, Lucien Bouchard 23,7. Jean Charest utilise en moyenne 20,5 mots par phrase… Sur le web, le texte idéal devrait se lire en moins de 10 secondes.

Alors, vu le peu de temps et la rapidité avec lesquels on doit composer pour faire passer son message, n’est-il pas excusable d’avoir recours au sensationnalisme, au storytelling? C’est l’effet 2X4 dont parle le journaliste David Shenk dans Data Smog (1997), un essai qui traite des effets troublants du déluge d’informations sur nos vies. Plus la société devient complexe, plus on recherche la simplicité. La popularité du clip humoristique, la facilité du slogan politique, la vulgarité dans la tribune téléphonique. Les premiers encenseurs du médium rêvaient d’une agora de penseurs qui viendraient éduquer les masses. On se retrouve avec un forum où le combat est à l’honneur bien plus que le débat. Tout est quiz, compétition, top dix, palmarès…

J’ai vu un jour cette affiche qui voulait mettre en évidence, cyniquement, la différence entre le régime communisme et la démocratie. L’expression qui résumait l’esprit du régime communiste était «Ta gueule!», celle qui résumait la démocratie disait «Cause toujours!». Je serais aujourd’hui porté à donner raison à l’auteur. Le monde ressemble de plus en plus à une tour de Babel!

[1] Tiré du journal Le Devoir, 24 décembre 2007, dans l’article de Paul Cauchon.

***
Jean-Claude « Jici » Lauzon est un véritable touche-à-tout. Comme humoriste, il participe vers la fin des années 80 aux Lundis des Ha ! Ha! et devient rapidement un habitué du Festival Juste pour rire. On le retrouve ensuite à 100 limite, une émission d’actualité humoristique à TQS. Sur scène, Jici écrit et donne plus de 500 représentations de deux one man shows. Début 1990, il anime pendant trois saisons une émission de variétés intitulée Métropolis, à Radio-Canada. Comme comédien, il met ses talents au service de cinéastes (La conciergerie des monstres, Deux secondes) et de réalisateurs télé (Jasmine, Paparazzi, Virginie). Enfin, c’est à Canal Vie et au 98,5 FM que Jici Lauzon se fait les dents comme chroniqueur. Il présente actuellement le magazine Chasseur de mystères au canal Historia. En 2006-2007, à Télé-Québec, à titre de collaborateur à BAZZO.TV, il a présenté régulièrement des essais sur les communications et les médias, les sujets au cœur de sa thèse de maîtrise (UQAM) qui porte sur les effets du zapping sur nos conversations. Il a réalisé au printemps 2007 un documentaire intitulé Le procès du zapping diffusé à Canal D.

1 commentaire:

FDemers a dit…

Sans doute que les journalistes et les autres travailleurs de la parole, dont les profs d'universités et les chercheurs, souffrent d'une sorte de déformation professionnelle dont on trouvait une expression caricaturale dans le Crédit social: "je lui ai parlé dans le nez, donc l'affaire est close". Croire que "dire, c'est faire", ça finit par ressembler à "parler pour parler", et à une démocratie où l'action se résume au discours. Heureusement qu'il se passe des choses dans la vraie vie, hors de la bulle de l'information-communication.