François Demers - Dire qu’on est guidé par l’intérêt public, ce n’est plus crédible


Les hommes d’affaires sont fiers de ne pas être guidés par cela.
Les politiciens en parlent tout le temps mais c’est un rituel qui fait sourire … ou enrager.
Les avocats et d’autres, de temps en temps, y font référence comme ça, en passant.
L’air du temps est plutôt au scepticisme devant ceux qui prétendent avoir des motivations aussi nobles.
Chose certaine, en sciences sociales, on préfère partir du principe que les acteurs sociaux sont avant tout « intéressés ».
Alors, quand ce sont les journalistes qui se disent défenseurs de l’intérêt public…

Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas des individus (journalistes ou autres) qui peuvent être guidés par l’intérêt public dans leur for intérieur… ou dans certaines circonstances.

Cela ne veut pas dire que l’intérêt public n’existe pas en matière d’information publique: il y a des informations qui concernent tout le monde, il y a des informations qui traitent des affaires collectives: la guerre, les taxes, les routes, la pollution de l’atmosphère, la qualité des services de santé, etc.

Alors, posons la question autrement: le journalisme québécois sert-il l’intérêt public? Plus qu’avant? Moins qu’avant?

Ce qui est clair, c’est que les (anciens) médias généralistes sont davantage orientés sur leur propre survie que sur l’intérêt public. Dans l’espoir de conserver de larges clientèles, ils s’accrochent aux formules du journalisme «populaire» qui sont développées depuis le XIXe siècle: plus de faits divers, plus d’émotions, plus d’opinions, plus d’images, etc. À l’évidence, Radio-Canada, TVA, TQS, La Presse et les autres cherchent désespérément à plaire à grands coups de spectacles, d’émotions et d’opinions extrêmes.

Pourtant, certains de leurs contenus continuent à servir l’intérêt public. Ainsi,
les médias, tous ensemble - et leur nombre n’a cessé de croître depuis les années 70 -, continuent de fournir des nouvelles importantes pour la vie collective.

Par contre, c’est de plus en plus à la charge du public de dénicher l’information significative. On peut d’ailleurs interpréter ce mouvement comme une avancée de la démocratie: le public est de plus en plus souverain (veut, veut pas) et il est pris de plus en plus pour donner un sens à l’information fournie. Les choses se passent comme si l’évolution des médias et le journalisme prenaient au mot les beaux discours démocratiques sur l’âge adulte des citoyens (et l’autonomie des internautes)…

Quand même, il me semble qu’il y a deux ou trois choses que le journalisme québécois francophone ne fait pas et qui pourraient aider le citoyen souverain (en matière d’information).
1) La présentation et l’explication des nouvelles par les médias et leurs commentateurs ne mettent pas en évidence que les francophones canadiens vivent dans un ghetto qui rapetisse. C’est à croire qu’il y a trop de monde qui souhaite que ça ne se sache pas – en tous cas, je sais d’expérience personnelle que c’est le cas de très nombreux intellectuels et universitaires. Peut-être parce que cela voudrait dire aussi reconnaître que l’affirmation de la francophonie s’est close avec l’échec de la question québécoise, puis aujourd’hui, avec le plafonnement de la construction de l’identité nationale canadienne?
Il me semble que ça permet de comprendre bien des choses quand on sait
que le rôle central de la question nationale québécoise dans les affaires canadiennes est terminé et que tous les acteurs sociaux, dont les partis politiques, sont en train de s’y ajuster. Et de comprendre aussi que la phase de construction d’une identité canadienne est maintenant terminée et que le Canada a complété sa transition du rôle de territoire satellite de l’Angleterre vers celui de territoire satellite des États-Unis. Bref que la minorité francophone est de plus en plus minoritaire, et va le devenir encore plus.

On comprend en même temps qu’il devient de plus en plus apparent que nous
- le nous, ici, c’est celui des francophones - sommes culturellement Américains. Il y a Céline Dion, il y a aussi les télé-réalités qui glorifient la réussite individuelle (en grimpant sur les épaules des autres) et le succès par la chance parce que le hasard (Dieu?) vous bénit!

2) La présentation et l’explication des nouvelles par les médias et leurs commentateurs ne mettent pas en évidence non plus quatre grandes questions qui s’imposent lentement à l’ensemble de l’humanité, au-delà des frontières:
- Le rapport des riches à ce qu’on appelait y’a pas longtemps encore, le Tiers-Monde ; l’immigration et la guerre en Afghanistan nous en parlent tous les jours;
- l’environnement : les algues bleues, les lacs acides, le passage du nord-ouest, etc.;
- la santé: les pilules, les machines à diagnostic de plus en plus sophistiquées, les hanches et cœurs que l’on remplace à qui mieux-mieux, la chirurgie plastique et le botox… Tout le monde en veut, qui les aura?
- l’éducation: l’échec des garçons, la réforme scolaire ratée, la langue mal écrite, etc. L’éducation est devenue la seule voie de réussite, talent scolaire ou pas. Sinon, c’est les Mcjobs. Ah! J’oubliais la loterie et le show business comme autres échelles d’ascension sociale…

Tout l’Occident blanc, en particulier, et les autres zones développées, dont nous faisons partie, font face à ces défis qui se posent bien autrement qu’avant l’arrivée de la société de consommation et de l’informatique.

3) La présentation et l’explication des nouvelles par les médias et leurs commentateurs ne disent pas clairement non plus que l’organisation du travail - les chaînes de production - se fait maintenant à l’échelle mondiale et que la composition de la main-d’œuvre change pour s’y adapter: une partie minoritaire de la masse des travailleurs devient surqualifiée et sur-spécialisée, et cosmopolite. Les autres sont refoulés vers l’exécution bête. Pour les journalistes, cela veut dire: devenir des vedettes (le fameux star system) qui gèrent leur carrière comme des femmes et hommes d’affaires, ou bien l’ombre et la précarité.

À terme, il va bien falloir que la majorité retourne à l’action collective mais pour l’instant, au Québec, elle tente sa chance en rangs dispersés et joue le jeu de la réussite individuelle, priant que Dieu favorise ses élus (cf. l’esprit du capitalisme calviniste).

Pour les organisations (pour les journalistes, ce sont la FPJQ et la FNC) que le cycle précédent d’affirmation francophone (au Québec et au Canada) a laissé en héritage, il s’agit de durer, de lire les possibles qu’offre le contexte … et d’innover. En attendant des temps meilleurs.

Pendant ce temps, l’information va demeurer indispensable à la vie démocratique et les journalistes, pour la produire, aussi. Les journalistes vont aussi demeurer des employés d’entreprises (publiques et privées) qui les utilisent à bien d’autres fins.

Autrement dit, comme avant, comme actuellement, comme demain, les médias et leur journalisme ne sont qu’en partie une contribution à l’intérêt public. Il y a des périodes plus généreuses et des périodes plus arides (je pense au journalisme commercial des années 1950-60, par exemple).

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FRANÇOIS DEMERS est professeur titulaire au Département d’information et de communication de l’Université Laval (ville de Québec) où il enseigne depuis 1980. Auparavant, il avait été journaliste professionnel pendant 15 ans. Il obtenu un doctorat en science politique (Ph.D.) en 2000; sa thèse portait sur l’émergence de nouveaux quotidiens dans la ville de Guadalajara au Mexique à la faveur des débats relatifs à l’Aléna. Il est l’auteur de deux livres, dont Communication et syndicalisme - des imprimeurs aux journalistes (Éditions du Méridien, automne 1988, 203 pages) et coresponsable de trois ouvrages collectifs. Il a publié des articles savants et des chapitres de livres au rythme moyen de trois par année depuis 1980.
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http://www.com.ulaval.ca/personnel/professeurs/francois_demers/index.php>
Il a créé un cours à distance totalement sur Internet portant sur le journalisme en ligne
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http://cyberjournalisme.com.ulaval.ca/>.
Il est membre de l’équipe de recherche : Pratiques novatrices en communication publique (PNCP).
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http://www.pncp.ca/>.
François Demers a été doyen de la Faculté des Arts de 1987 à 1996.

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