Pascal Lapointe - Le journalisme est-il menacé?




D’un côté, il y a ceux qui disent qu’entre concentration de la presse, coupes budgétaires et précarisation de la profession, le journalisme comme « chien de garde de la démocratie », est une espèce en voie de disparition. De l’autre, il y a ceux qui taxent les premiers d’alarmistes, alléguant que la société « aura toujours besoin de journalistes ».

Peut-être ont-ils raison tous les deux? Peut-être que la profession continuera de s’affaiblir, mais qu’elle survivra malgré tout. Et si on essayait d’établir un consensus? À partir de quel seuil serait-on tous d’accord, même les « optimistes », pour dire qu’il faut commencer à s’alarmer?

Alors que la plupart des études sur l’évolution de la presse s’attardent aux considérations statistiques (moins de pages, moins de correspondants à l’étranger, moins de lecteurs, etc.), la Fédération internationale des journalistes, en 2006, s’est intéressée à des choses plus floues, mais fondamentales : la montée du travail précaire a-t-elle un impact sur la qualité de l’information? Et les réponses sont unanimes : oui.

« Dans les pays où de nombreux journalistes sont employés dans le cadre de contrats à durée déterminée renouvelables indéfiniment, les réponses ne dissimulent pas que les journalistes sont soumis à des pressions pour que leurs articles soient moins acerbes, plus commerciaux et laissent entendre que les chances de renouvellement de leur contrat pourraient être en danger. »

Avec la précarité vient une plus grande difficulté à monter des projets de longue haleine. Même les quotidiens et les réseaux de télé ne financent que rarement du journalisme d’enquête chez leurs salariés permanents : imaginez la situation chez les pigistes!

« Plusieurs organisations dénoncent le recul du journalisme critique et d’investigation, les journalistes n’étant pas suffisamment rémunérés pour mener à bien d’intenses recherches... Au Danemark et en Allemagne, les journalistes employés à temps plein sont invités à couvrir une palette de métiers... En Allemagne, les free-lance sont insuffisamment rémunérés pour assurer du journalisme d’investigation... En Belgique, les free-lance doivent produire plus en moins de temps et le contenu s’en trouve souvent allégé. Au Mexique, la demande de journalisme dit « déclaratif » est à la hausse par opposition au journalisme d’investigation. La charge de travail des journalistes n’a cessé de gonfler, la plupart d’entre eux travaillent pour les médias numériques et traditionnels, mais les rémunérations n’ont pas augmenté au rythme de l’accroissement de la charge de travail. »

En région, c’est encore pis. Dans les Laurentides, Lise Bélanger, « journaliste indépendante amoureuse de sa région » était, en 2004, payée 34$ le feuillet chez Médias Transcontinental (où la convention collective définit pourtant ces conditions). Qui plus est, la journaliste devait assumer tous ses frais de recherche, de déplacement ou de repas! « Je n’ai pas tellement de marge de manoeuvre pour négocier de meilleures conditions », déclarait-elle à sa collègue Denise Proulx, également pigiste dans la région des Basses-Laurentides. Et il existe pire encore!

Pourquoi n’est-il pas possible de négocier? Les gourous de l’entrepreneuriat n’ont pourtant de cesse de répéter que « quand on veut, on peut ». Or, il faut croire que ce n’est pas aussi facile, puisque même un vétéran du journalisme à la pige comme Danielle Stanton (L’actualité, La Gazette des femmes) déclarait l’an dernier dans Le Trente qu’il lui avait fallu une dizaine d’années de métier avant de négocier. Et que même à un tarif que la majorité des pigistes jugeraient très respectable —200 à 250$ le feuillet— « si je calcule mon taux horaire, ce n’est pas si généreux! »

La raison fondamentale, c’est que le marché est « complètement débalancé », selon Jean-Sébastien Marsan, président de l’AJIQ de 2002 à 2007. Une trop grande concentration de la presse, face à trop de journalistes précaires, que les écoles continuent de produire en trop grand nombre. Or, l’Histoire nous apprend qu’une surabondance de travailleurs a toujours eu pour effet d’abaisser la qualité des conditions de travail.

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Sources :
Fédération internationale des journalistes, Étude sur le travail précaire dans le secteur des médias, 2006 : http://www.ifj.org/default.asp?Index=4175&Language=FR
Denise Proulx, « Pour le meilleur et pour la pige », Le 30, octobre 2004, pp. 21-22.
Anick Perreault-Labelle, « Demandez, et vous recevrez », Le Trente, juillet 2006, pp. 21-23.
Jean-Sébastien Marsan, Devenir son propre patron? Mythes et réalités du travail autonome, Éditions Écosociété, 2001, 147 pages.


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Pascal Lapointe est journaliste depuis une vingtaine d'années. Il est toujours demeuré près du milieu de la pige, comme pigiste lui-même, comme rédacteur en chef de l'Agence Science-Presse, petit média à but non lucratif et porte d'entrée pour les débutants, où il a contribué à former de nombreux journalistes, et à titre de membre du conseil d'administration de l'AJIQ dans les années 1990 et 2000. Il est co-auteur du livre Les nouveaux journalistes: le guide. Entre précarité et indépendance (PUL, 2006).

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