Anne Pineau – La face cachée de la liberté de presse; le droit du public à l’information et à la diversité d’opinions



Généralement conçue comme la liberté d’expression d’un émetteur particulier (les médias), la liberté de presse n’est pourtant pas réservée à celle-ci: elle appartient tout autant, sinon plus, au public.

Depuis longtemps, la Cour suprême a reconnu le principe selon lequel «la liberté d’expression protège autant celui qui s’exprime que celui qui l’écoute» (Ford c. Québec, [1988] 2 RCS 712, p. 767), et «autant le droit de recevoir le message exprimé que celui de le diffuser» (Baier c. Alberta, 2007 CSC 31).

Pour que la société soit et demeure démocratique, il convient donc que les médias puissent diffuser l’information et que les citoyens puissent la recevoir.

Accès à l’information

Une condition sine qua non de cette liberté de presse réside donc dans la capacité pour les médias et les citoyens d’accéder à l’information. La Cour suprême a ainsi reconnu que «des mesures qui empêchent les médias de recueillir l’information et de la diffuser limitent la liberté de presse (S.R.C. c. N.-B., [1996] 3 RCS 480). Récemment, dans Vancouver Sun (2007 CSC 43), la Cour précisait:

« (…) il importe de noter que l’al. 2b) dispose que l’État ne doit pas empêcher les particuliers "d’examiner et de reproduire les dossiers et documents publics" (…) et que "pour que la presse exerce sa liberté d’informer le public, il est essentiel qu’elle puisse avoir accès à l’information" ».

Maintes fois, les tribunaux ont reconnu ce droit d’accès à l’information en matière judiciaire. Mais la capacité d’accéder à l’information administrative et gouvernementale est tout aussi indispensable à une société démocratique. Or, force est de constater l’inadéquation de plus en plus grande des lois d’accès à l’information (fédérale et provinciale). L’enquête nationale sur l’accès à l’information (2007) publiée par l’Association canadienne des journaux donne un aperçu des problèmes actuels d’accès.

Adoptées en 1982 (Québec) et en 1983 (fédéral), ces lois faisaient figure à l’époque, de véritables mesures d’avant-garde. Aujourd’hui, la lourdeur du processus, les multiples restrictions d’accès, les délais interminables et l’impunité dont bénéficient les gestionnaires en cas de refus, compromettent le droit d’accès à l’information et donc, la liberté d’expression et de presse.

Il est grandement temps de revoir de fond en comble ces législations. Même la dernière réforme provinciale qui introduit la divulgation proactive ne sera pas à même de régler le problème des nombreuses restrictions d’accès, la plupart relevant d’ailleurs de la discrétion de l’organisme, ce qui constitue en soi une véritable aberration. Ou bien un renseignement est public, ou il ne l’est pas: comment peut-on admettre qu’il le soit à la discrétion de l’organisme?

Il convient de rappeler que l’information gouvernementale n’appartient pas au gouvernement:

«En langue swahélie, l’un des termes utilisés pour «gouvernement» signifie «secret farouche». Les gouvernements démocratiques, eux-mêmes, aimeraient mieux poursuivre leurs travaux à l’abri des regards du public. Les gouvernements trouvent toujours de bonnes raisons pour justifier leur goût du secret – dans l’intérêt de la sécurité nationale, dans celui de l’ordre public, ou du bien public, et ainsi de suite. Les gouvernements considèrent trop souvent l’information comme leur propriété personnelle, alors qu’ils n’en sont que les gardiens agissant au nom du peuple.» [1]

Les lois d’accès ne sont pas la source du droit à l’information. Ce droit résulte plutôt de la constitution: il découle de la liberté d’expression et de presse, de même que du principe de démocratie qui sous-tend la constitution. Les lois d’accès ne sont que la mise en œuvre de ces libertés. En conséquence, les restrictions d’accès que comportent ces lois sont autant d’entraves à la liberté de presse et d’expression et paraissent dès lors contestables en vertu de la Charte canadienne.

L’info-diversité

Une autre facette des libertés d’expression et de presse concerne l’accès à plusieurs sources d’information et d’opinions diversifiées. Cela paraît tout aussi essentiel au maintien d’une société démocratique.

Par analogie, rappelons ce qu’affirmait la Cour suprême dans l’arrêt Figueroa [2003] 1 RCS 912, au sujet de l’importance de la diversité des opinions politiques:

«28. Comme l’a souvent reconnu notre Cour, la libre circulation d’opinions et d’idées variées revêt une importance fondamentale dans une société libre et démocratique. (…)
Plus simplement, un large débat politique permet à notre société de demeurer ouverte et de bénéficier d’une vaste gamme d’idées et d’opinions.»

Comment assurer cette circulation d’idées et d’opinions?

Notons que la liberté de presse comporte aussi le «droit pour un journal de refuser de publier ce qui va à l’encontre des vues qu’il exprime» (Vancouver Sun [1979] 2 RCS 435). En ce sens, tous les journaux sont d’opinion, même ceux qui s’en défendent. Mais comme le remarque fort à propos le professeur Pascal Durand:

« (…) s’il y a lieu de craindre quelque chose, ce ne sont pas des journaux d’opinion (il n’y en a pas d’autres), mais la soumission de l’ensemble des journaux à une opinion si dominante et si commune qu’elle se fait oublier comme "opinion". » [2]

Les libertés de presse et d’expression garanties par les chartes peuvent-elle s’avérer d’un quelconque secours, constituer un frein au développement d’une pensée unique?

Rappelons d’abord la distinction qui existe entre un droit et une liberté.

«On dit au sujet des "droits" qu’ils imposent à une autre partie une obligation correspondante de protéger le droit en question, alors qu’on dit au sujet des libertés qu’elles comportent simplement une absence d’intervention ou de contrainte.»
(Renvoi relatif à la Public Service Employes Relations Act, [1997] 1 RCS 313, p. 361)

Le rôle de l’État en regard d’une liberté se résume dans la jolie formule «ni bâillon, ni porte-voix». L’État ne doit pas entraver la liberté, mais n’est pas tenu d’en favoriser l’exercice.

On reconnaît toutefois, de plus en plus, que l’État peut, dans certains cas, être tenu de prendre des mesures positives lorsque l’exercice d’une liberté s’avérerait autrement impossible ou trop difficile. Dans l’arrêt Haig [1993] 2 RCS 995, la juge L’Heureux-Dubé indique:

«Selon les appelants, la véritable liberté d’expression ne saurait se ramener au simple droit d’être à l’abri de toute ingérence. Ils se réfèrent, à cet égard, à l’assertion d’Emerson, dans The System of Freedom of Expression, op. cit., à la p. 4, que l’État [TRADUCTION] «doit jouer un rôle plus positif dans le maintien d’un régime de liberté d’expression au sein de la société moderne».

Je partage cette opinion. Il est d’ailleurs généralement accepté que la philosophie de la non-ingérence ne permettra peut-être pas, dans tous les cas, d’assurer le fonctionnement optimal du libre échange des idées.
(…)

… il pourrait se présenter une situation dans laquelle il ne suffirait pas d’adopter une attitude de réserve pour donner un sens à une liberté fondamentale, auquel cas une mesure gouvernementale positive s’imposerait peut-être. Celle-ci pourrait, par exemple, revêtir la forme d’une intervention législative destinée à empêcher la manifestation de certaines conditions ayant pour effet de museler l’expression, ou à assurer l’accès du public à certains types de renseignements.»

Il ne paraît donc pas exclu que des mesures législatives puissent s’avérer absolument nécessaires au véritable respect de la liberté d’expression et de presse. On peut penser à des mesures faisant échec à la concentration des médias; à des mesures d’aide aux médias communautaires; à l’imposition de quotas de contenu, régional ou autre.

Faute pour l’État de prendre de telles mesures positives, la liberté d’expression peut devenir, avec le temps, une pure liberté de propagande. Dans l’arrêt Figueroa, le juge Iacobucci soulignait avec lucidité:

« (…) Si une personne "hurle" ses opinions ou occupe un espace disproportionné sur les tribunes populaires, il devient alors extrêmement difficile pour les autres intéressés de prendre part au débat. Autrement dit, il est possible que la voix de certaines personnes soit étouffée par celles des participants disposant de ressources supérieures pour communiquer leurs idées et leurs opinions à la population en général.»

Bref, il y a bien des façons de bâillonner la liberté d’expression et l’une d’elles peut consister pour l’État à ne pas fournir de porte-voix à ceux incapables autrement de s’en procurer.

Références

1. Andrew Puddephatt, Article 19, Droit du public à l’information: principes relatifs à la législation sur la liberté de l’information, p. 3, disponible à www.ipu.org/splz-f/sfe/foi_ps.pdf

2. Observatoire des médias, Acrimed. Comment se réapproprier démocratiquement l’information? 23 février 2006, disponible à www.acrimed.org/article2283.html

***

Anne Pineau, membre du Barreau depuis 1983, est avocate au Service juridique de la CSN depuis 1984 où elle consacre beaucoup de son temps à la recherche, à la formation et à la formulation d’opinions juridiques sur divers sujets reliés aux relations du travail. Elle est également responsable de la fonction conseil sur l’accès à l’information et la protection des renseignements personnels de même que du Bulletin d’information juridique.

3 commentaires:

FDemers a dit…

Il me semble qu'il faudrait poursuivre la réflexion initiée par ce texte, à propos de l'info-diversité, sur l'impact spécifique de construction des méga-empires médiatiques (Gesca, Quebecor, Transcontinental) dans un marché en ratatinement comme celui de la francophonie canado-québécoise. Et coupler cette donnée avec celle du poids décroissant des médias "traditionnels - généralistes" dans la consommation médiatique.

Anonyme a dit…

Voici un complément pour alimenter la réflexion :

(texte écrit le 13 mai 2007)

«Un tout récent rapport qui devrait faire date, signalé par Steven Clift de DoWire.org, plaide pour l’adaptation du Congrès américain à cette réalité nouvelle qu’est la demande croissante, provenant de citoyens, d’accès par Internet aux sources d’information législatives et gouvernementales. Le rapport suggère quelques pistes pour atteindre ce but, dont l’équivalent virtuel, pour les citoyens-journalistes et les blogueurs, de la traditionnelle tribune de la presse. Fait à souligner, les auteurs du rapport proviennent des divers horizons politiques américains (...)»

http://tinyurl.com/2n46hf

Michel Monette
Conseiller à l'information SPGQ
Québec

Anonyme a dit…

Les droits sont rarement égaux. Quand plusieurs droits "s'opposent" dans une cause portée en justice, la cour tranche en hiérarchisant ces droits selon l'importance que la société accorde aux valeurs chéries de tous. La cour suprême du Canada a déjà reconnu que le droit du citoyen à être informé adéquatement et pleinement est subalterne à la liberté de presse ! Pourquoi ? Parce que les médias relèvent très majoritairement du privé et que la propriété privée associée à la liberté entrepreneuriale sont les valeurs suprêmes que nous devons protéger. Dans notre pays dit démocratique, la liberté d'agir du privé est ce qu'il y a de plus sacré...

Michel Bédard,
chef du Parti Éléphant Blanc de Montréal.