François Demers – Allons à l’essentiel (deuxième texte)


La façon dont est formulée la question-guide du colloque «Informer est-il encore d’intérêt public?» et son thème officiel «Médias et démocratie» lancent la discussion dans toutes sortes de directions. Cela risque de faire perdre de vue l’essentiel, comme le montrent les textes de réflexion déposés sur le site.

D’autant plus qu’au niveau philosophique, normatif, éthique, les réponses à ces questions sont depuis longtemps balisées, sinon banalisées par leurs répétitions multiformes:
OUI l’information est d’intérêt public…
OUI les médias, en contexte démocratique, servent la démocratie, c’est-à-dire l’expression d’opinions en public et leur discussion. EN PARTIE, plus ou moins selon les contextes.

Passons donc à l’essentiel.

L’essentiel, pour moi, c’est la transformation de l’industrie médiatique (transformation accélérée en Amérique du Nord) avec le tassement des médias traditionnels/généralistes bâtis sur l’écrit ou l’électronique, pour faire place à des médias émergeant du numérique et des télécommunications. L’Internet est l’emblème de ce changement.

Sur le petit marché francophone canadien, trois effets immédiats sautent aux yeux:
1) le tassement des médias généralistes, qui les pousse encore plus avant dans des conglomérats, ce que le bond en avant de la concentration de la propriété au tournant du siècle a illustré de manière exemplaire;
2) la réorganisation du travail, qui entraîne la naissance de nouveaux métiers (l’édimestre par exemple) et la transformation de métiers existants (voir notamment du côté du journalisme). Cette réorganisation est symétrique à celle qui touche les autres secteurs de l’économie et de la production. Dans les industries culturelles, elle est marquée par la montée de l’entrepreneuriat individuel (la pige et les emplois atypiques);
3) la diversification des vitrines/boutiques offrant de l’information (avec, côté réception, fragmentation des publics, et côté production, multiplication des médias/sites).

Il y d’autres effets plus secondaires tels le glissement accentué des contenus des médias généralistes vers les formules des médias «populaires» (la peopolisation, la vedettarisation des chroniques, la mise en scène du faux-vrai spontané des gens ordinaires, etc.), la fragilisation de Radio-Canada dont le poids dans le paysage médiatique diminue constamment (sans compter sa dérive propre vers le populaire), la convergence journalistique façon Citizen K, etc.

Est-ce que ces changements nuisent à la démocratie ou l’aident? La réponse dépend sans doute de la démocratie à laquelle on pense.

Est-ce que l’information qui circule dans cet appareil médiatique en transformation est encore d’intérêt public? Sans doute, au total.

Mais finalement, l’essentiel, l’important, le plus pressant, me semble-t-il, le prioritaire même, n’est-ce pas la réorganisation du travail (l’effet 2)? Que faire pour promouvoir les solidarités à l’intérieur du secteur des médias et avec les autres travailleurs, pour la recherche de solutions originales communes et contribuer ainsi concrètement à l’intérêt public?


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FRANÇOIS DEMERS est professeur titulaire au Département d’information et de communication de l’Université Laval (ville de Québec) où il enseigne depuis 1980. Auparavant, il avait été journaliste professionnel pendant 15 ans. Il obtenu un doctorat en science politique (Ph.D.) en 2000; sa thèse portait sur l’émergence de nouveaux quotidiens dans la ville de Guadalajara au Mexique à la faveur des débats relatifs à l’Aléna. Il est l’auteur de deux livres, dont Communication et syndicalisme - des imprimeurs aux journalistes (Éditions du Méridien, automne 1988, 203 pages) et co-responsable de trois ouvrages collectifs. Il a publié des articles savants et des chapitres de livres au rythme moyen de trois par année depuis 1980.
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http://www.com.ulaval.ca/personnel/professeurs/francois_demers/index.php>
Il a créé un cours à distance totalement sur Internet portant sur le journalisme en ligne
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http://cyberjournalisme.com.ulaval.ca>.
Il est membre de l’équipe de recherche : Pratiques novatrices en communication publique (PNCP).
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http://www.pncp.ca>.
François Demers a été doyen de la Faculté des Arts de 1987 à 1996.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

l’essentiel, l’important, le plus pressant, me semble-t-il, le prioritaire même, n’est-ce pas la réorganisation du travail? Que faire pour promouvoir les solidarités à l’intérieur du secteur des médias et avec les autres travailleurs, pour la recherche de solutions originales communes et contribuer ainsi concrètement à l’intérêt public?

Pour avoir vu de près, pendant des années, combien les pigistes se sentent abandonnés par leurs collègues des grands médias, laissés pour compte, et parfois même méprisés -une perception injuste, mais une perception qui compte- il me semble évident qu'un mouvement de fond qui travaillerait sérieusement à l'amélioration des conditions de travail de ceux qui en ont le plus besoin, aurait un effet bénéfique sur la solidarité. Ca enverrait aux pigistes de la presse écrite, aux précaires de la recherche télé, aux contractuels sous-payés, que "les autres" sont capables de se mobiliser pour les aider. Que la lutte collective a du sens, si on lui découvre tout à coup un objectif atteignable. Pas juste des voeux pieux sur la défense de la démocratie, mais des visées concrètes, tangibles.