Isabelle Gusse - Médias et intérêts publics



Dans les démocraties libérales, en termes de principe, il va de soi qu’informer est encore et toujours - et se doit d’être - une activité d’intérêt public. Cette croyance bien enracinée puise sa force et sa légitimité dans la référence aux grands droits politiques fondamentaux issus du siècle des Lumières, eux-mêmes garants des libertés de presse et d’expression; et, par extension, dans l’élargissement de ces droits, au droit du public - entendre les citoyens - à l’information.

De nos jours, cette évidence est souvent énoncée, parfois défendue, par de nombreux acteurs qui, a priori, n’ont pas grand-chose en commun en termes de fonctions sociales, de couleurs idéologiques et … d’intérêts: en premier lieu, les journalistes; puis les dirigeants et cadres des grandes entreprises médiatiques commerciales, ainsi que les dirigeants et professionnels des firmes publicitaires, mais aussi des firmes en relations publiques ou cabinets-conseils en communication; enfin, les autorités gouvernementales, ministérielles, les députés et les chefs de parti politique. Précisons que l’on pourrait ajouter à cette liste non exhaustive de ceux qui réfèrent épisodiquement à cette équation «information = intérêt public», les universitaires spécialisés, entre autres, en communication, journalisme, relations publiques, marketing (publicitaire ou politique) et les groupes de pression actifs sur les terrains sociopolitiques les plus divers, dont les syndicats et les groupes communautaires.

Cette «unanimité» sur ce principe qui établit l’équation «information = intérêt public» perd cependant de la vigueur dès que l’on commence à se questionner sur le sens que revêtent, une fois séparés, les deux termes qui constituent l’expression «intérêt public», selon les acteurs qui les évoquent: la notion d’«intérêt» et la notion de «public». Une fois posée cette distinction, l’action d’informer revêt, elle aussi, ses particularités.

Tout cela donne le portrait ci-après* qui met en scène les principaux acteurs de ce qu’il convient d’appeler la communication politique, et tente de mettre en évidence à quoi réfère, pour chaque groupe d’acteurs, la notion d’intérêt, celle de public et l’action d’informer. Ce portrait schématique est certes incomplet, mais les interventions et réflexions issues du colloque Médias et démocratie: Informer est-il encore d’intérêt public? en février 2008, pourraient avantageusement l’étayer de pistes de solutions propices à plus de démocratie.

Plus de démocratie, cela pourrait signifier plus d’informations d’intérêts publics (le pluriel est voulu) destinées à alimenter le jugement politique et la participation des citoyens, soit leur capacité de discuter, de décider et d’agir politiquement. Cela pourrait également impliquer la production de plus d’informations diffusées dans des formats diversifiés, de la nouvelle à l’enquête, de la chronique au reportage pointu. Cela pourrait enfin se concrétiser dans l’existence de médias indépendants, dégagés de la logique des intérêts corporatistes, économiques et marchands, qui puissent opérer dans d’autres lieux - à imaginer et créer - que ceux occupés et contrôlés par les détenteurs des pouvoirs économiques et industriels (les convergentes industries multimédias: presse écrite et électronique, distribution, communication, publicité et relations publiques), eux-mêmes soutenus par les détenteurs du pouvoir politique, partisans du libéralisme économique et de ses deux principaux avatars: la privatisation et la déréglementation de ces secteurs industriels.

* Un portrait des principaux acteurs et de leurs intérêts

—> Acteurs: Les journalistes

La notion d’intérêt = Ce qui intéresse les gens, diverses communautés ou collectivités qui s’informent à même le fruit de leur travail sur les enjeux sociopolitiques, économiques et culturels du moment, nationaux et internationaux.

La notion de public = Les citoyens qui constituent le public de leurs médias (lecteurs, auditeurs, téléspectateurs, internautes, etc.).

Informer = Objectivement, sur des nouvelles considérées par leur média respectif comme étant d’intérêt public, et qui, tout en variant d’un média à l’autre, sont constituées par les mêmes ingrédients de base (proximité, conséquences, célébrité, conflit, intérêt humain, insolite, sexe) et fabriquées (sélection, hiérarchisation) dans un contexte de production et de diffusion déterminé par les lois de l’urgence, du spectacle et de l’argent.

—> Acteurs: Les dirigeants, les cadres des entreprises médiatiques commerciales et les dirigeants et professionnels des firmes publicitaires

La notion d’intérêt = Dans un contexte de forte concurrence entre entreprises, offrir le plus d’espace médiatique possible au plus grand nombre possible d’annonceurs, de manière à accroître les parts de marché publicitaire, les revenus et les profits de ces entreprises (capital financier).

La notion de public = Les consommateurs de médias dont la somme est corollaire de parts de marché publicitaire et d’un accroissement potentiel, pour les annonceurs, de l’achat de leurs produits et services par les consommateurs.

Informer = Subjectivement, sur les qualités intrinsèques des produits et services offerts, mis en scène et en image par les entreprises médiatiques et firmes publicitaires, en fonction des objectifs de communication visés par les annonceurs = marchandisation de l’information.

—> Acteurs : Les dirigeants et les cadres des firmes de relations publiques et des cabinets-conseils en communication

La notion d’intérêt = Dans un contexte de forte concurrence entre firmes et cabinets-conseils, offrir, à titre d’entreprises spécialisées (capital financier), toute une gamme de services de communication à des clients commerciaux, corporatifs ou politiques, désireux de constituer ou de bonifier leur «image de marque» et leurs communications à destination de publics internes ou externes (capital image).

La notion de public = Les publics internes et externes visés par les campagnes d’image commandées par leurs clients.

Informer = Subjectivement, sur les qualités des produits et services offerts, mis en scène et en image par les firmes en relations publiques et communication, en fonction des objectifs de communication de leurs clients = marchandisation de l’information.

—> Acteurs : Les autorités gouvernementales, ministérielles, les députés, les chefs de parti politique

La notion d’intérêt = Dans un contexte de forte concurrence entre partis politiques désireux d’accéder au pouvoir politique, ou de le conserver, ou de gouverner en fonction de priorités établies ou de s’opposer à ces priorités, utiliser les stratégies et techniques publicitaires du marketing politique - empruntées au marketing commercial - pour adapter la teneur de la communication politique («l’offre politique»: programme, positionnement, personnalité, promesses, engagements) aux «demandes et attentes politiques» de groupes sociodémographiques ciblés, et se valoir, principalement, le support des indécis (capital image = capital politique).

La notion de public = Les consommateurs de la politique: citoyens électeurs, citoyens partisans, citoyens indécis, l’opinion publique ou les opinions publiques.

Informer = Subjectivement, sur les qualités intrinsèquement démocratiques d’une «offre politique» (programmatique ou personnalisée):
1) adaptée à la demande de consommateurs politiques;
2) «scientifiquement» mesurée et légitimée par des sondages d’opinion réalisés par des instituts spécialisés;
3) médiatisée par le biais de campagnes de marketing politique mises en œuvre pour le compte de clients politiques, par des firmes publicitaires, des conseillers en communication ou en relations publiques = marchandisation de l’information.

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Isabelle Gusse est professeure au Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal depuis juin 2004. En charge des enseignements en communication politique au programme de premier cycle en Communication, politique et société (CPS), elle s’intéresse à l’étude des acteurs sociaux (entreprises médiatiques, agences de communication, firmes de publicité, organisations politiques) et des supports communicationnels qui assurent la médiatisation du politique dans l’espace public auprès des citoyens. Ses intérêts de recherches portent, par extension, sur le marketing politique et les techniques d’argumentation en communication politique. Au printemps 2005, elle a dirigé le colloque «Médias communautaires en 2005: Les enjeux de la diversité et de l’indépendance médiatiques», organisé en partenariat avec le Département de science politique de l’UQAM, le Département des communications de l’UQAM, et la station communautaire Radio Centre-Ville. Dans la lancée, elle a dirigé l’ouvrage collectif Diversité et indépendance des médias, publié en 2006 aux Presses de l’Université de Montréal.

1 commentaire:

FDemers a dit…

Effectivement, la majorité des gens qui oeuvrent dans les médias communautaires ne sont pas journalistes ou considérés comme tels? C'est rappeler que les médias communautaires avec les médias alternatifs ont été des leviers de démocratisation des médias généralistes dans les années 70.

Encore là, peut-être faut-il déconstruire cette idée reçue qui veut que journalisme et promotion de l'intérêt public aille de pair? C'est de moins en moins évident dans un contexte de concurrence accrue entre les médias, de recul des médias généralistes en perte d'audience et de lectorat et d'affirmation accrue de leur personnalité commerciale. Chaque média est un acteur particulier et tous ses employés, dont les journalistes, contribuent à son succès spécifique, avant tout. La mobilisation des participants, comme le disent les théories modernes du management, est une condition essentielle de ce petit plus qui assure la réussite d'une entreprise, commerciale ou autre.