Pascal Lapointe - Le journalisme est-il menacé? (suite)



Quand on associe dégradation des conditions de travail et dégradation de la qualité du travail journalistique (voir texte précédent), on ressort souvent l’exemple des tarifs au feuillet qui n’ont pas augmenté depuis des temps immémoriaux. Mais on oublie aussi de souligner à quel point cela contribue à faire du journaliste, ce soi-disant chien de garde de la démocratie, un «produit» interchangeable.

-> 1981. Étude du Regroupement des journalistes du Québec, l’ancêtre de l’AJIQ: les pigistes déclarent un revenu annuel de 21 800$, dont 79%, proviennent du journalisme (essentiellement la presse écrite). Pour seulement 57% d’entre eux, la pige fournit l’essentiel des revenus.

-> 1991. Étude de l’AJIQ. Le journalisme ne compte plus que pour 64% des revenus (moyenne: 23 000$, médiane: 18 000$). Et seulement 36% des pigistes disent vivre exclusivement du journalisme. Sans le débarquement des chaînes de télé spécialisées, ce pourcentage serait sans doute encore plus bas.

-> 2002. Sondage de la FPJQ. Les revenus tirés du journalisme remontent à 79%, mais cette remontée est peut-être épisodique, évalue à l’époque Pierre Sormany, considérant la crise du droit d’auteur qui a alors poussé plusieurs pigistes à quitter le milieu.

-> 2006. Étude de l’AJIQ et de la FNC. Les revenus tirés exclusivement du journalisme à la pige totalisaient, deux ans plus tôt, 10 300$ par année. Ces revenus représentaient 47% du revenu total de ces personnes.

On aurait tort de ne s’arrêter qu’au fait que les pigistes ne constituent qu’un cas extrême. Leur situation est au contraire révélatrice de l’évolution dévastatrice du métier: le journalisme dans son ensemble est un «produit» dont la valeur est à la baisse.

Coupures de postes; fermeture de nombreux quotidiens (allez méditer sur cette liste: http://en.wikipedia.org/wiki/List_of_defunct_newspapers_of_the_United_States); diminution du nombre de lecteurs de journaux depuis 40 ans; diminution des cotes d’écoute des journaux télévisés...

Ajoutez-y le succès fulgurant des journaux gratuits, et surtout d’Internet: pour une grande partie des lecteurs, le choix est désormais vite fait. Entre une information de bonne qualité, mais payante, et une information de qualité moindre, mais gratuite, on va vers l’information gratuite. Les économistes pourraient vous l’expliquer mieux que moi: ce n’est pas bon signe.

Les gourous de l’entrepreneuriat prétendent qu’il suffit de négocier pour améliorer son ordinaire? Cette philosophie fait partie du problème, et non de la solution, comme le révèle l’expérience de Lucie Pagé.

Invitée au congrès 2005 de l’AJIQ, cette correspondante de Radio-Canada en Afrique du Sud, avait fait frémir l’auditoire: les tarifs ridicules, les longues heures de recherche non rémunérées, «les factures en souffrance qu’on finit par brûler»... Comme l’écrivait Fabienne Cabado, «certains auront pu mesurer l’ironie et l’aberration d’un milieu où le sens de la négociation permet à des finissants en journalisme d’obtenir de meilleurs tarifs que cette professionnelle aguerrie».

Si le journaliste était un professionnel aussi valorisé que l’ingénieur, l’avocat ou le plombier (!), on n’en serait pas là.

Or, le journaliste est moins que valorisé: il est interchangeable. Et ici, vous aurez compris qu’on ne parle plus seulement du pigiste: qui se souvient aujourd’hui, alors qu’on parle du conflit de travail au Journal de Québec, de la grève du Soleil, à l’automne 1992? Pendant trois mois, le journal n’a jamais cessé de paraître, sa centaine de journalistes étant remplacée par une vingtaine de cadres. Et une bonne partie des lecteurs n’a pas vu de différence! «Pour moi, écrivait Mathieu-Robert Sauvé quelques mois plus tard, cet événement restera marqué dans nos annales comme une leçon sur la compétence exacte du journaliste, moins irremplaçable que jamais dans les mécanismes actuels de production de l’information.»

C’était en 1992. En avons-nous tiré des leçons depuis?

Références:
Pierre Sormany, «La pige. Les forçats des médias», Le 30, juin 2003, pp. 30-31. Extrait: «Des pigistes mieux formés, qui travaillent depuis plus longtemps, qui consacrent plus d’heures au journalisme... mais qui voient leurs revenus s’effriter.»

Fabienne Cabado, «Lucie Pagé, victime de sa passion», Trente, décembre 2005, pp. 17-18.

Mathieu-Robert Sauvé, Le Québec à l’âge ingrat, Montréal, Boréal, 1993, pp. 174-177.

Liste des journaux des États-Unis «décédés»: http://en.wikipedia.org/wiki/List_of_defunct_newspapers_of_the_United_States
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Pascal Lapointe est journaliste depuis une vingtaine d'années. Il est toujours demeuré près du milieu de la pige, comme pigiste lui-même, comme rédacteur en chef de l'Agence Science-Presse, petit média à but non lucratif et porte d'entrée pour les débutants, où il a contribué à former de nombreux journalistes, et à titre de membre du conseil d'administration de l'AJIQ dans les années 1990 et 2000. Il est co-auteur du livre Les nouveaux journalistes: le guide. Entre précarité et indépendance (PUL, 2006).

2 commentaires:

FDemers a dit…

Il me semble que c'est ce terrain de l'augmentation des emplois dits atypiques que les journalistes, comme groupe d'employés, ont le plus intérêt à reconstruire leurs solidarités car leur situation n'est pas particulière.

Les commentaires de P. Lapointe font aussi clairement comment le thème de "médias et démocratie" est étroitement associé dans notre imaginaire avec le groupe des journalistes (professionnels) et l'activité du journalisme. Pourtant ce n'est qu'un seul segment de l'activité des médias. Voir en particulier Internet. Peut-être faut-il pour parler du rapport aujourd'hui entre médias et démocratie découpler démocratie et journalisme?

Anonyme a dit…

"Reconstruire leurs solidarités", certes. C'est ce à quoi rêvent les pigistes -les plus militants d'entre eux, du moins- depuis 25 ans, mais sans grands résultats jusqu'ici. Non seulement leurs problèmes n'ont-ils que peu d'échos dans les grands médias, mais en plus, même entre eux, ils demeurent peu enclins à monter aux barricades. Les plus jeunes ne se sentent pas concernés par l'idée d'une lutte collective, obnubilés qu'ils sont par l'idéologie de l'entrepreneuriat: je suis un entrepreneur, donc ma réussite ne dépend que de moi.